Il ne fut pas
nécessaire d’enseigner à Tom les rudiments de la conduite en motoneige. Stu se trouva une monstrueuse machine dans le hangar des Ponts & Chaussées du Colorado, à moins d’un kilomètre du Holiday Inn. Elle était dotée d’un moteur très puissant et d’un carénage qui coupait le vent. Mais surtout, un grand compartiment de chargement avait été aménagé à l’arrière, sans doute pour transporter du matériel de secours. Le compartiment était suffisamment spacieux pour loger confortablement un chien de bonne taille. Ce n’était pas les magasins de sports d’hiver qui manquaient en ville, si bien qu’ils n’eurent aucune difficulté à s’équiper pour le voyage, même si la super-grippe avait frappé au début de l’été. Ils se munirent donc d’un abri de plastique ultra-léger, de sacs de couchage épais, d’une paire de skis de fond chacun (bien que l’idée d’enseigner à Tom le ski de fond glaçât le sang de Stu), plus un gros réchaud à gaz Coleman, des lampes, des bonbonnes de gaz, des piles de rechange, des concentrés lyophilisés et un gros fusil Garand équipé d’une lunette.
À deux heures, le premier jour, Stu comprit qu’il avait eu tort de craindre de mourir de faim s’il se trouvait bloqué quelque part. La forêt grouillait de gibier ; il n’en avait jamais vu autant de toute sa vie. Plus tard, dans l’après-midi, il abattit un cerf, son premier depuis qu’il avait quinze ans, depuis ce jour où il avait fait l’école buissonnière pour aller chasser avec son oncle Dale. Ils avaient abattu un cerf, qui était en fait une biche étique et coriace dont la chair avait un goût amer, sauvage… parce qu’elle mangeait des orties, avait expliqué l’oncle Dale. Celui-ci était un mâle, solidement bâti, large de poitrail. Mais l’hiver venait juste de commencer, se dit Stu en dépeçant la bête avec un grand couteau, souvenir de Grand Junction. La nature avait sa manière à elle de régler les problèmes de surpopulation.
Tom fit un feu pendant que Stu découpait le cerf de son mieux, tachant de sang les manches de son anorak qui en furent bientôt raides et gluantes. Quand il eut fini, il faisait noir depuis trois heures déjà et sa jambe chantait l’Ave Maria. Le cerf qu’il avait tué avec son oncle Dale avait atterri chez Schœy, un vieil homme qui habitait dans une cabane, juste à la sortie de Braintree. Il avait découpé le cerf pour trois dollars et cinq kilos de viande.
– J’aurais bien aimé que le vieux Schœy soit avec nous ce soir, dit Stu en soupirant.
– Qui ça ? demanda Tom qui dormait presque.
– Personne, Tom. Je parlais tout seul.
– Mais l’effort valait la peine. La venaison était succulente. Lorsqu’ils en eurent mangé leur content Stu fit encore cuire une quinzaine de kilos qu’il rangea dans l’un des petits compartiments de la motoneige des Ponts & Chaussées. Cette première journée, ils ne firent que vingt-cinq kilomètres.
Durant la nuit,
il fit un autre rêve. Il était de nouveau dans la salle d’accouchement. Il y avait du sang partout – les manches de sa blouse blanche étaient trempées de sang, raides et gluantes. Le drap qui recouvrait Frannie était complètement inondé. Elle hurlait.
– Ça vient, haletait George. Ça y est. Frannie, il va sortir. Pousse ! POUSSE !
Et il sortit, il sortit dans un dernier flot de sang. George dégagea le bébé en le saisissant par les hanches puisqu’il s’était présenté par le siège.
Laurie se mit à hurler. Des instruments d’acier inoxydable volèrent dans tous les sens…
Car c’était un loup dont le visage humain arborait un furieux sourire grimaçant, son visage. C’était Flagg, Flagg qui était revenu, qui n’était pas mort, pas mort encore, qui marchait encore de par le monde, Frannie avait donné naissance à Randall Flagg…
Stu se réveilla, le bruit de sa respiration haletante remplissant ses oreilles. Avait-il crié ?
Tom dormait toujours, si bien pelotonné dans son sac de couchage qu’on ne voyait que sa tignasse. Kojak était couché en boule à côté de Stu. Tout allait bien. Ce n’était qu’un rêve…
Mais un hurlement solitaire monta dans la nuit hulula, carillon argentin d’horreur et de désespoir… le hurlement d’un loup, ou peut-être le cri du fantôme d’un tueur.
Kojak leva la tête.
Stu sentit qu’il avait la chair de poule sur les bras, les cuisses, le ventre.
Le hurlement ne revint pas.
Stu se rendormit. Au matin, ils firent leurs bagages et repartirent. Ce fut Tom qui remarqua que les viscères du cerf avaient disparu. Il y avait des traces autour de l’endroit où ils les avaient laissés. Le sang de la bête faisait maintenant une tache rosâtre sur la neige… mais c’était tout.